La porte est fermée

J'ai revécu cette sensation en voyant ce film: "Gladiateur".
J'ai 16 ans et il y a des choses de mon enfance qui n'ont jamais disparues et qui me reviennent tout à coup en pleine figure dans les moments où je les attends le moins. On appelle ça des flash-back. C'est là, tout à coup, et je sais que ça a toujours été là. Je ne l'ai pas oublié mais refoulé ou plutôt dénié
C'est là et ça y a toujours été, c'est un clin d'oeil de la réalité dans ma vie actuelle, encore faite de mensonges et d'illusions.
Mensonges à moi-même... je n'ai jamais accepté que la réalité ait été comme elle l'a été. Dans " Gladiateur ", on voit très bien comment la porte de l'arène est fermée, après que les gladiateurs soient entrés dedans. Ils ne peuvent plus fuir. Ils n'ont aucune chance de s'en tirer. Un certain nombre d'entre eux va mourir. C'est dans cette situation, décrite aussi par Montaigne dans ses " Essais ", quand on n'a plus l'ombre d'une chance de s'en sortir, que certains puisent en eux des ressources immenses.C 'est ce qui se passe pour le héros du film.
Cette chose là s'est aussi passée pour moi. Je déniais tellement l'existence de cette situation que je ne l'ai pas vécue consciemment. Mon esprit se détachait de mon corps. IL S'en allait.Je me voyais tomber, je voyais mon corps gisant à terre, comme si ce n'avait pas été moi.
Les enfants ont de telles ressources pour survivre. Ce procédé, je le subis encore aujourd'hui et il s'imprègne dans toute ma vie. Ca s'est passé pendant toute mon enfance.
Je me souviens surtout des circonstances quand j'avais 5 et 9 ans. Il fermait aussi la porte derrière moi. Je n'avais aucune chance de lui échapper. A 9 ans, je lui arrivais à la poitrine, avec ma tête, je pesais le quart de son poids et puisque j'aurais pu être plus rapide que lui, il fermait la porte. Il avait trouvé tous les prétextes possibles pour me battre : au début, il voulait m'apprendre la trigonométrie sphérique... et des formules très difficiles à comprendre à 8 ans : la surface d'une portion de l'écorce d'une sphère etc. J'étais assis à mon bureau, lui derrière moi. Je devais faire semblant de comprendre tout ce qu'il m'enseignait. Ensuite, il m'interrogeait. Et comme il apparaissait que je ne l'avais pas compris, il me frappait derrière la tête. Mon front heurtait le bureau. Ca l'énervait parce qu'il en fallait pas que ça se voie. Pas de bosses, bien que... j'étais censé tomber souvent de vélo, me cogner. Etre un peu différent, ou au moins, très " étourdi ".
Pendant cette période, il avait décidé que je devais être beaucoup plus intelligent que les autres pour m'en sortir, puisque j'étais sans parents ici. Ensuite, il a décidé qu'il devait m'apprendre à résister à la torture... puisque j’étais (handicapé) et que les autres allaient me faire la vie dure. Je devais apprendre à avoir du courage et il serait mon éducateur référent r. Et il a commencé tout de suite à me donner ses leçons de résistance à la torture. Il fermait la porte de ma chambre derrière moi. Il s'asseyait sur ma chaise de bureau et il fallait que je me tienne debout devant lui " sans broncher ". Il me montrait sa main en me disant : " tu la vois, celle-là " ? Je la voyais, gros, énorme, pas calleux, non. Une main d'intellectuel. Je la voyais prendre son élan, m'arriver sur le côté du visage. Je sentais par avance la douleur dans l'oreille, dans le cou. Fatalement, je me contractais, rentrais le cou dans les épaules, voire tournais la tête... et c'était fichu, il avait son prétexte pour recommencer. C'étaient des leçons de résistance à la torture qu'il me donnait. Il avait donc décidé que je reste complètement stoïque en voyant arriver le coup, que je n'ai aucune réaction, que je m'en fiche complètement. Combien de fois ? Impossible à dire aujourd'hui. Je sais seulement qu'au bout d'un certain temps, tenir debout était en soi une torture. Et plus j'étais mal en point, plus il tapait. Je ne pouvais pas savoir, à l'époque, qu'il y éprouvait un plaisir sexuel. Je m'en rends compte aujourd'hui. Je me souviens qu'une fois il m'a dit : " ah, tu crois t'en être sorti parce que tu n'as pas tourné la tête, hein ? Mais tu as fermé les yeux ". Et il a continué.
Quand nous étions avec d'autres gens, il expliquait à tout le monde comme il était bon pour moi, comme il m'aimait, comme il se sacrifiait pour mon bien. Il me dit que je n'ai pas le droit de parler ainsi d'un mort. Ils sont les garants de la morale, oh combien scrupuleux, oh combien pointilleux! Je n'ai pas le droit de l'attaquer puisqu'il n'est plus là pour se défendre et sauf de le prendre pour un salop, je ne peux salir sa mémoire. Mais sa mémoire est loin d'être propre, ce dont je n'ai pu me rendre compte qu'en parlant de la réalité avec des gens qui le connaissant. Et quant à me libérer du secret que j'étais obligé de garder sur ce qu'il me fessait subir
Alors pourquoi ce secret ?
Est-ce que ce ne serait pas parce que ce qu'il me faisait était interdit ?
Est-ce que les lois ne sont pas plus fortes, dans mon pays, que ces principes de respect aux morts, quels qu'aient été leurs torts ?
Je sais à quel point il est indispensable pour moi d'ouvrir cette porte là et je la garderai, maintenant, toujours ouverte.